La critique de l'Affiche

L'avis de
Mordue
Si la Comédie-Française est la Maison de Molière, elle n’est pas forcément celle de tous les classiques. Monter Bérénice, c'est une forme d’épreuve. Un quasi-événement où Racine prend toute la place : la langue, le rythme, la structure... Mais ici, ce n’est pas le cas. Ici, la langue se laisse traverser. Elle est portée. Elle vibre. Elle se met au service de quelque chose de plus vaste : une humanité simple. Ce ne sont plus des figures tragiques. Ce sont des humains. Puissants, oui, mais humains. Et c’est peut-être ça, le plus beau.
Jérémy Lopez, je l’admire depuis longtemps. Il peut tout jouer, je le sais. Mais je ne l’avais encore jamais entendu dire Racine. Je ne savais pas ce que son jeu — si juste, si humble, si organique — allait faire de cette langue. C'est simple : une autre dimension. Les alexandrins, chez lui, ne sont pas dits : ils sont vécus, presque soufflés, du bout des lèvres. L’émotion, la douleur, l’élégance d’un amour qu’on tait. Il ne les articule pas pour briller, il les laisse sortir comme s’ils le traversaient à son insu. Et tout d’un coup, ce ne sont plus des vers classiques. Ce sont les mots d’un homme qui vacille.
Je savais qu'il jouait Titus et Antiochus. Je n'ai rien voulu lire à ce sujet. Arriver vierge de tout, juste avec ma petite appréhension. Je n’ai pas cherché à comprendre pourquoi. Je ne sais même pas si j’ai compris. Tout ce que je peux dire, c’est que ça fonctionne. Parce qu’il est génial. Parce que l’amour pour Bérénice respire en lui, qu’il soit souverain agité chez Titus ou passion retenue chez Antiochus. Il y a un léger effet mental, un flottement, qui parfois tend vers un affrontement intérieur. Une voix unique, scindée en deux. Deux façons d’aimer, deux façons de ne pas pouvoir, deux douleurs entremêlées. Ce n’est pas un jeu de mise en scène, c’est un vertige. Et Jérémy Lopez le rend bouleversant. Moi aussi je veux une déclaration de Jérémy Lopez. Je veux être aimée comme cet homme aime.
En face, Suliane Brahim. Sublime. Elle irradie. Dès les premiers instants, on sent en elle une joie simple. Une confiance. Un amour sans masque. Elle est dans la lumière. Elle croit. Elle espère. Et puis, peu à peu, l’ombre gagne. Le cristal se fissure. Et on entend la douleur arriver. On la voit remonter dans la voix, dans le corps, dans le regard. C’est une onde. Une faille. Une sincérité absolue. Elle joue cette bascule avec une grâce inouïe. Elle est puissante sans être dure. Elle est bouleversante sans pathos. C’est une douleur très humaine, très nue, qui nous traverse parce qu’on la reconnaît. Elle incarne cette chose terrible : aimer encore quand l’autre se retire. Elle le joue avec une sincérité désarmante. C’est déchirant. Et magnifique.
La mise en scène de Guy Cassiers n’impose rien, elle ouvre un espace mental. Une antichambre suspendue, un lieu d’attente, un sas entre la décision et l’effondrement. On y entre comme dans un rêve. Un cauchemar tendre. Tout est flou, mouvant, les images, les lumières, les voix, tout semble respirer au rythme des émotions. Et ce choix de fusionner les rôles — Titus, Antiochus, leurs confidents — crée un vrai trouble. Plus de ligne claire. Plus de rationalité. Juste un amour qui déborde, un amour qui se dédouble, qui se diffracte. Et Bérénice est prise dans ce vertige. Ça ne ressemble plus à une tragédie. Ça ressemble à ce que c’est, parfois, d’aimer.