La critique de l'Affiche

L'avis de
Mordue
Le premier truc que je me dis, c'est que c'est chelou. L'entrée en matière est cheloue. Elle pose une ambiance. Cheloue. Et pourtant, une fois que la scénographie s’efface doucement pour laisser place au texte de Genet, cette étrangeté persiste. Elle se déploie, devient atmosphère, presque un piège. Je regarde d’abord de l’extérieur. Et puis… j’arrête d’écrire. Longtemps. Parce que ce qui se passe sur scène me happe. J'avais un souvenir des Bonnes un peu flou. Je n'avais pas compris et, surtout, j'étais restée sur le bord. Je ne sais pas si j'ai beaucoup plus compris cette fois-ci - peut-on vraiment comprendre la langue de Genet ? - en revanche, je suis entrée. Tout de suite.
Je ne sais pas si ça vaut vraiment le coup d’expliquer de quoi ça parle. Ce qui compte, dans Les Bonnes, c'est comment on en parle. Ce ne sont pas seulement deux bonnes maltraitées qui attendent dans l’ombre – c’est leur manière de survivre à cette attente qui rend la pièce assez dingue. Elles inventent, rejouent, transforment. Elles fabriquent leur propre théâtre. Et nous, on entre dans leur jeu. On s'échappe avec elle, les regardant jouer et rejouer des scènes qu'elles s'imaginent — pour mieux s’y préparer, ou peut-être juste pour oublier qu’elles sont vraies. On entre dans leur monde. Tendu, mystérieux, grotesque, plein d’excès et de mauvais goût. Parfois drôle, parfois dérangeant.
Petit à petit, on glisse dans un univers qui nous échappe. Ce qu’on croyait n’être qu’un jeu entre deux sœurs devient un rituel opaque, troublant, comme une sorte de transe dont elles seraient à la fois les maîtresses et les prisonnières. La distribution est exemplaire. Elles avancent sur une ligne ténue : elles racontent une histoire, oui, et elles y croient. Mais en même temps, elles la déforment, la rejouent, la manipulent. Ce double mouvement — croire et déconstruire — crée un trouble constant. On ne sait plus très bien ce qu’on regarde, mais on ne décroche pas.
Qu'est-ce qui est vrai ? Qu'est-ce qui est faux ? On est dans un jeu, certes, mais jusqu'où va-t-il ? Ce mystère, porté par les deux bonnes, est poussé à son comble dans le personnage de Madame, incarné par Yuming Hey. Une apparition. Déhanché de queen, moue d’influenceuse, rire de méchant Disney. Autoritaire et un peu hystérique, il danse avec l’absurde comme sur un podium, comme surgi d'un autre monde. Il est too much, et c’est un délice. Il pousse encore plus loin les rapports de domination, glissant entre menace, tendresse forcée et condescendance malsaine. C’est à la fois drôle et glaçant. Et comme tout est repris, détourné, amplifié, on a l’impression d’assister à un jeu infini. Une soirée qui recommence sans cesse, comme une boucle, comme une incantation. On pourrait les regarder jouer des heures. A se demander alors ce qui se passerait.