La critique de l'Affiche

L'avis de
Mordue
La première fois que j'entends parler de ce spectacle, c'est via son crowdfunding. Un crowdfunding pour un spectacle qui passe au Théâtre de Belleville, forcément, ça interpelle. Je jette un coup d'oeil. Je vois les mots Ukraine, 24 février 2022, invasion russe. Je détourne le regard, un peu, mais c'est trop tard. Je sais que j'irai. J'irai pour plein de raisons, bonnes et mauvaises. Par curiosité, parce que j'ai envie de savoir ce qu'il va raconter et comment il va le faire, mais aussi probablement un peu par culpabilité, parce que je sais que je ne fais pas assez. Alors peut-être que ce soir-là, y aller, écouter, c’était ma manière — discrète, minime, mais sincère — d’être présente. D’être là, un peu. À ma mesure.
J'aime le théâtre parce qu'il me raconte des histoires, qu'il me transporte dans d'autres univers, parce qu'il me fait vivre les émotions des autres. Mais c'est forcément un peu différent quand, face à nous, le comédien dit "je" et qu'on sait que ce "je" est réel. C'est différent quand on sait que ce "je" se passe pas très loin de chez nous, qu’il est contemporain et presque insupportable à regarder en face. On ne peut pas vraiment vivre en portant ça tout le temps. Alors on apprend à détourner les yeux, à tenir à distance. Mais ce soir-là, impossible. Ce soir-là, on est forcé de voir.
A la télé, on peut regarder, éteindre, et passer à autre chose. Là, impossible. Je ne peux pas juste prendre froidement des notes sur la théatralité de ce qu'il propose. Je ne peux pas juste vous dire qu'il a bien construit son récit, qu'on y apprend des choses, qu'il y a un véritable enjeu, qu'il arrive à y glisser une intrigue et un peu de suspens. Je ne peux pas juste vous dire que c'est surtout sincère et parfois un peu naïf, parce que le vrai mot, c'est que c'est incroyablement authentique.
Il parle de s’échapper, de rester vivant, mais ce n’est pas qu'une histoire. Il parle de camps de réfugiés, mais ce n’est pas qu'une histoire. Ce n’est pas une fiction qui nous ferait réfléchir sur « le monde ». Ce n'est pas juste grande question philosophique qu'on emportera en sortant du théâtre. C'est une urgence. Une alerte. Et que c’est sans doute pour ça que ça prend pareillement à la gorge. Le témoignage d’un seul. Et derrière lui, l’écho de milliers. Ce qu’il raconte semble inconcevable, presqu'irréel — mais c’est, ailleurs, une réalité banale.
Il nous raconte ça pour qu’on l’écoute, bien sûr. Pour que son témoignage vive, qu’il serve à quelque chose. Mais en l’écoutant, peut-être sans qu’il le cherche, il devient aussi un miroir. Impossible de ne pas se demander : et nous ? Impossible de ne pas vaciller un peu. Ce soir, Viktor Kyrylov, c’est le lien entre cette guerre et nous.