La critique de l'Affiche

L'avis de
Mordue
Pour moi, Van Gogh, c'est La nuit étoilée - allez, disons aussi un homme roux et une oreille coupée. Gauguin, c'est la couleur. Voilà les maigres connaissances avec lesquelles je me rends à ce spectacle. J'ai un peu peur d'être perdue, mais je le tente. Et j'ai bien fait. C'est un spectacle qui ne nécessite pas de connaissance particulière, car l'auteur en a fait une histoire d'hommes avant d'en faire une histoire d'artistes. Certes, ils discutent de leurs toiles et de leurs recherches picturales, mais c'est avant tout le lien qui les unit - complexe, admiratif, toxique - qui nous captive.
Le décalage entre les deux hommes en fait un duo éminemment théâtral. On connaît le tempérament singulier de William Mesguich : il va comme un gant à sa composition de Van Gogh. Il dresse le portrait d'un homme peu sociable, complètement enfermé dans ses idées, dans son œuvre, dans lui-même, oubliant le monde qui l'entoure, presque indifférent à tout ce qui n'est pas la peinture. Son Van Gogh a quelque chose de pressé, de surexcité, de nerveux – on sent la fragilité sous la fièvre créatrice. Il a quelque chose d'un enfant qui ne comprendrait pas les codes sociaux. Quelque chose d'inquiétant aussi, avec ses grands yeux qui fixent les choses et les gens avec une intensité dérangeante.
En face, Alexandre Cattez compose un Gauguin bien différent. Plus âgé, plus accompli, il a déjà connu un certain succès et voyage avec l'assurance de celui qui sait où il va artistiquement. Là où Van Gogh s'éparpille et se consume, Gauguin maîtrise, théorise, presque avec flegme face à la nervosité de son compagnon. Il y a chez lui quelque chose du mentor conscient de son ascendant – et qui en joue. Plus conventionnel dans ses manières, plus calculateur peut-être, il observe Van Gogh avec un mélange de fascination et d'agacement.
Ce qui rend le spectacle encore plus intéressant, c'est qu'on sent le déséquilibre entre les deux hommes. Van Gogh voue une véritable admiration à l'œuvre de Gauguin, à sa réussite – c'est presque un mentor pour lui. Un jeu malsain se joue entre ces deux artistes qui s'admirent autant qu'ils se concurrencent. La tension monte progressivement, insidieusement : la paranoïa de Van Gogh grandissant, son étrangeté occupant de plus en plus de place dans l'espace exigu de l'atelier d'Arles, jusqu'à leur inévitable séparation.
Et évidemment, on apprend. À travers leurs échanges, on découvre leurs recherches respectives, les évolutions récentes de la peinture – l'impressionnisme qui s'essouffle, la quête de nouvelles formes d'expression. Des éléments biographiques habilement disséminés – l'ancien trader devenu peintre pour l'un, le fils de pasteur incompris pour l'autre – permettent aussi de mieux comprendre les deux hommes qu'on a en face de nous. C'est infiniment plus intéressant de l'apprendre par touches, au détour de conversations passionnées ou de disputes, que de manière didactique sous forme de cours magistral.
C'est un spectacle qui peut s'apprécier de plein de façons. Ceux qui ont les références profiteront pleinement des tableaux auxquels ils font parfois allusion. Les plus novices comme moi prendront des notes pour aller tout regarder en sortant. J'en ressors avec l'impression d'être entrée dans l'intimité de leur atelier d'Arles, d'avoir appris des choses sur la peinture et sur ces deux hommes. Et accessoirement, je sais maintenant toute l'histoire derrière cette fameuse oreille coupée. Pas mal pour quelqu'un qui ne connaissait que La Nuit étoilée, non ?