La critique de l'Affiche

L'avis de
Mordue
Assister à un spectacle de Kirill Serebrennikov, c'est un acte politique en soi. C'est l'une des principales raisons qui font que je suis là ce soir-là dans la salle du Châtelet. Le metteur en scène russe en exil, opposant déclaré de Poutine, ne fait pas de l'art pour l'art. Et Hamlet/Fantômes ne déroge pas à la règle : le spectacle porte cette dimension politique dans chacun de ses tableaux.
Hamlet/Fantômes, n'est pas unemise en scène du chef-d'œuvre shakespearien. C'est plutôt une dissertation, une divagation autour du personnage d'Hamlet. Le spectacle se découpe en chapitres qui explorent chacun une facette différente : le père, l'amour, la violence, la peur... Alors j'annonce tout de suite : il vaut mieux se confronter au spectacle si on connaît bien l'œuvre. Vraiment bien. Par moments, ça rappelle le travail qu'avait fait Olivier Py avec Hamlet à l'impératif il y a quelques années dans les Jardins Ceccano d'Avignon – cette même volonté de questionner le théâtre à travers Hamlet plutôt que de raconter son histoire. Mais là où Py interrogeait frontalement le public sur ce que peut le théâtre, Serebrennikov va plus loin dans la complexité : il démultiplie les pistes, les angles, les interprétations jusqu'au vertige.
L'avantage des tableaux, c'est que certains peuvent plus nous parler que d'autres. Une esthétique, un thème, un angle, un comédien, et soudain nous voilà plongés dans un nouvel angle d'approche d'Hamlet. Ici, le prince prend des airs de film d'horreur dans sa relation avec son père – troublant de voir le personnage basculer dans ces codes-là. Là, c'est le superbe tableau dansé Hamlet/Fantôme qui reste gravé, moment où les corps prennent le relais des mots. Plus loin, le tableau sur la peur qui évoque Staline nous glace – d'une justesse terrifiante et résolument politique. On convoque Chostakovitch, Artaud, Sarah Bernhardt. Le spectacle donne des bribes, des bouts de pensées éparpillés où Hamlet dialogue avec des figures du XXe siècle. L'idée, c'est aussi de montrer à quel point Hamlet est devenu un nom qui dépasse le personnage, un mythe qu'on peut démultiplier à l'infini.
C'est foisonnant – peut-être trop. Il y a tellement d'idées lancées que je reconnais sans problème décroche sur certains passages qui me parlent moins - de toute façon, et tout à fait entre nous, qui peut se vanter d'avoir vraiment COMPRIS Hamlet ? Mais ce qui maintient l'attention, c'est cette scénographie imposante – cet appartement qui semble abandonné, rongé par le temps, devient l'espace mental d'Hamlet – et surtout certains comédiens au plateau, absolument fascinants. Plusieurs interprètes incarnent Hamlet, changeant de langue au fil du spectacle – anglais, russe, allemand, français – portés par la musique live de l'Ensemble Intercontemporain qui accompagne tout le spectacle.
Ces images, ces intuitions, ces fragments qu'il nous donne viennent nourrir notre propre vision d'Hamlet, s'ajoutent à notre bibliothèque mentale du prince danois. On les convoquera peut-être plus tard, en revoyant la pièce, en relisant le texte. Et puis l'image finale arrive. Sublime. On ressort avec tout ça en tête, des sensations qui, à mon avis, continueront de travailler longtemps après avoir quitté la salle.